J’ai une tendresse particulière pour ces auteurs qui raclent les fonds de trottoir. Ceux qui n’écrivent pas pour tuer le temps, ceux qui bavent, qui remuent la crasse et l’obscénité de toute l’humanité, ceux qui ont des trucs à dire, des monstrueux, des éventreurs de certitudes, qui caillassent la grammaire et violent la rhétorique.
Ça n’a pas été facile de rencontrer Charles Bukowski… Il faut dire qu’on n’en parle pas dans les livres d’école. C’est pas non plus le livre qu’on vous conseillera pour la plage afin d’endormir toute velléité de prise de conscience au moment où vous pourriez enfin sortir la tête de l’eau. Enfin bref il n’était nulle part et pourtant il s’est passé un truc que j’adore parce que c’est toujours comme ça que je découvre un auteur que je
finirai par vénérer : à un moment, quelqu’un a dû citer le Journal d’un vieux dégueulasse dans une interview. Quelques jours plus tard, son portrait apparait dans mon écran. La semaine suivante, sa tête est placardée sur la porte d’une librairie. À ce moment-là, je sais très bien ce que je dois faire : je le lis.
Là, il a rapidement dézingué tous les autres. Enfin pas tout de suite : il m’a d’abord un tout petit peu énervée. Ces phrases qui tombent dru, ces à-coups verbaux, la bière, tout le temps, cette manie de faire sauter les majuscules… Mais à la fin de la première nouvelle, je savais, j’avais compris. Entre-temps, j’avais été o-bli-gée de lire un texte d’Amanda Sthers : autant dire que Bukowski, ça l’a confortablement installé sur un piédestal, et il a commencé à regarder tout le monde d’en haut. En même temps, on vit à une époque où on peut se contenter de prendre Luc Ferry pour un philosophe, alors, lucide et fulgurant, Bukowski s’est mis à ressembler à Dieu.
J’ai regardé en arrière, et j’ai eu comme le sentiment d’un vide. Mais où étais-tu pendant tout ce temps, Charles, pourquoi personne ne m’a parlé de toi ? Je me renseigne, je vois que tu es mort en 1994… Mais j’étais vivante, moi, en 94 ! Personne ne m’a rien dit. Est-ce qu’on a vu la Terre s’ouvrir en deux et t’engloutir en larmes ? Est-ce qu’on a vu le ciel lui disputer ton corps en hurlant de grands éclairs dans un bruit d’apocalypse ? Non. Rien. Bernard Pivot a dû hausser un sourcil, une ride inquiète a dû traverser les océans, mais personne ne s’en est véritablement soucié. J’imagine sans peine qu’aujourd’hui les étudiants de philosophie ou les mauvais auteurs le pillent avec ardeur pour donner un peu d’épaisseur à leur médiocrité, mais j’ai bien peur qu’on ne lui rende pas mieux grâce.
En regardant l’émission Apostrophes de 1978 à laquelle il avait été convié, je me suis souvenue de ce qui fait que je ne regarde jamais les « émissions littéraires » : elles dégagent d’inquiétantes vapeurs soporifiques, une grosse vague d’ennui m’assomme. Je suis obligée de regarder parler (écouter, c’est encore trop demander) des écrivains qui se masturbent verbalement, tout pétris de leur propre importance. Bukowski, comme un poisson rouge, un tigre en cage. Les autres, on voit bien qu’ils sont là pour le décor et ça les énerve un peu : eux aussi ils voudraient qu’on les assoie à gauche du présentateur. Les questions de Pivot, qui de toute façon n’écoute pas les réponses. C’est à partir du moment où il demande à Bukowski s’il n’est pas le symbole de la décadence américaine que ça devient particulièrement mauvais : en le lisant on aurait pu se dire ça y est, tout va changer, il nous met le nez dans notre propre merde, on va être obligé d’y voir plus clair. Mais non, Pivot, lui, il a mieux compris visiblement : Bukowski, c’est juste quelqu’un qui boit trop, qui baise trop, il est juste très américain. La chaleur et l’ennui montant, il se met à lui parler avec la condescendance qu’on accorde aux imbéciles, aux arriérés, avant de lui faire quitter le plateau. Voilà. Superbe. C’est tout ce que le fleuron culturel du service public français a pu attraper de Bukowski. Consternation.
Là maintenant, c’est le moment où j’allais vomir sur la littérature contemporaine, pleurer sur le sort de la syntaxe et la désintégration de la métaphore, pulvériser ces maisons d’éditions qui nous vendent leur mauvaise came sans rougir, mais heureusement, c’est Bukowski lui-même qui terminera mon article :
« le public ne retient d’un écrivain, ou de ses écrits, que ce dont il a besoin, et se moque du reste. or ce qu’il en retient lui est, la plupart du temps, le moins indispensable, alors que ce qu’il laisse filer lui ferait le plus grand bien. grâce à quoi, je peux, au demeurant, continuer à amuser la galerie sans me faire flinguer, car si tout le monde comprenait, ce serait la fin des créateurs, vu qu’on partagerait la même fosse à purin. tandis que j’ai la mienne, que vous avez chacun la vôtre, et qu’il va de soi que la mienne est la plus immonde. »
Journal d’un vieux dégueulasse
Mary Poppins.
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