dimanche 21 décembre 2014

Noël. Mary Poppins.

Je suis probablement morte une première fois dans la cour de l’école Paul Bert lorsque le petit Richard B., l’incisive aigüe, l’œil brillant, m’a achevée d’un coup de « Le Père Noël, c’est tes parents ! ». Le ciel gris, ce matin-là, a froidement délayé son encre triste et poisseuse dans mes artères. On venait d’abattre le Père Noël sous mes yeux alors qu’il était, sans doute, le seul auquel il ne fallait pas toucher, le seul auquel j’aurais pu vouer un culte sincère, le seul dont j’aurais pu craindre la sentence. Brusquement arraché au ciel d’où il régnait en maître sur mon monde, l’été comme l’hiver, il fut jeté à terre, où chacun venait le piétiner, abjurant l’émerveillement, l’impatience des longues nuits de décembre. Je les ai tous vu mépriser le mystère et la candeur de l’enfance, je les ai entendu
ricaner de ce que peu de temps avant, ils avaient glorifié. Sournoisement, on me demandait de garder le silence, puisqu’il fallait que d’autres, plus petits que moi, y croient encore. Décembre, alors, a replié de grandes ailes noires sur la belle nuit de Noël.

Jusque-là, l’hiver m’avait toujours trouvée légèrement euphorique. Les premiers grands froids annonçaient la fête des lumières pendant laquelle, tout autour de Lyon, on illumine le bord des fenêtres d’innombrables photophores, qui lançait les festivités. À partir de là, les rues ne tarissaient plus de lumières, les pains d’épices et les meringues doraient au four, la chasse au houx nous tenait des heures en pleine forêt, et le Casse-Noisette de Tchaïkovski résonnait dans toute la maison. Souvent, la neige revêtait tout d’un silence ouaté propice à tous les enchantements. Mais si ces instants-là m’apparaissaient tellement  extraordinaires, c’est parce que flottait tout au-dessus la promesse d’un monde secret, absolument mystérieux, vierge de toute hécatombe humaine. Probablement reclus au nord du Grand Nord, derrière une interminable forêt de longs sapins peuplée de loups obscurs et silencieux, sous la lune froide et perpétuellement pleine, se trouvaient les ateliers du Père Noël dont j’ai mille fois redessiné les contours. J’espérais que personne n’en trouverait jamais l’emplacement, inquiète déjà de ce que l’humanité pouvait sinistrer rien qu’en y posant le pied.

Bizarrement, on avait donc préféré sacrifier mon olympe à une conception tout à fait mercantile de l’esprit de Noël, en éventrant lutins, rennes et Père Noël. Pourtant quelque chose en eux le regrettait déjà, puisqu’on tenta vainement d’en ranimer l’esprit à travers une multitude d’ersatz de médiocre qualité, dans un fébrile accès de mélancolie. Mais qu’ils sonnaient faux, ces bonhommes de polystyrène et de carton-pâte, ces sourires fixés au white spirit, ces livres frelatés pétris de niaiserie rance, ce folklore synthétique à dents de grand méchant loup. Beurk. Vomi. Trop tard. Et puis, finalement, puisque de toute façon le nord du Grand Nord se dissolvait sous les brûlants assauts de nos vapeurs toxiques, on allait bien pouvoir s’en passer, du Père Noël et de ses gnomes, pour fêter ces fins d’années. Bon, pour cela, il a fallu soumettre une partie de la population à un esclavage qui tait son nom, qui ronge les doigts et le cœur de ceux qu’il asservi, pour que chaque année, des ribambelles de sangsues naines - je n’arrive plus à écrire «enfants » - trop nourries, pourries de trop de gâteries, trouvent un monceau de cadeaux qui n’est jamais assez haut sous leurs sapins, qu’ils balanceront sans ménagement sur le trottoir trois jours plus tard, ivres et repus de bombances. Il a fallu gaver les oies, vite et mal, pour qu’ils se vautrent dans leur foie gras. Il a fallu cloîtrer, démultiplier, empoisonner les saumons sous prétexte que le luxe est un droit. Ils ont tout abîmé, tout saccagé, écrasé tout mystère, et si je lui en veux tant, à l’humanité, c’est parce qu’elle a tué le Père Noël.

Mary Poppins.

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