jeudi 13 février 2014

Brûle Candy Crush, brûle ! Mary Poppins.

Jeudi, 15h23. J’allais atteindre l’orgasme absolu en plein après-midi, alors que dehors une pluie sale diluait l’horizon et que l’ombre triste d’une certaine lassitude baignait déjà mon bureau.

Toute seule, comme une grande, je m’employais à repousser l’ignoble fantôme de la banalité du quotidien, à sublimer la monotonie filasse d’une pas tout à fait fin de semaine, lorsque l’écran
de mon portable s’est illuminé en bredouillant un petit son inaudible, mais que j’ai reconnu immédiatement. J’y pense souvent, mais j’oublie toujours de désactiver les notifications Facebook de mon téléphone : j’ai donc lu ce message que je déteste voir apparaître : « Géraldine vous invite à jouer à Candy Crush Saga ».

Déchue de mon Olympe, vaguement exaspérée, j’allais lui conseiller de se masturber si elle voulait tuer le temps, et puis je me suis souvenue que, entre autres, l’idée même de parler de masturbation à l’école a versé des torrents de gens réfractaires dans la rue, ces gens qui pensent encore que la jouissance de son propre corps est sale et avilissante. Dans mon monde pourtant, on enseignerait cet art entre deux cours d’éducation civique et de littérature.

Cependant il faut arrêter de rêver (ou pas, je ne sais plus), me suis ravisée, et suis retournée travailler.

Mais finalement ça m’angoisse, ça me crispe, ça me glace de comprendre que je vis dans un monde tellement vidé d’idéaux que l’on peut passer son temps à dégommer des bonbons virtuels en toute quiétude. Ce monde dénué de curiosité, ravagé par l’avachissement intellectuel qui lui est propre, cette torpeur stupide de l’esprit qui gangrène les populations occidentales, les enchaîne à leurs écrans, souffle toute lueur de lucidité dans leurs yeux et brûle toute velléité de prise de conscience me terrorisent encore plus qu’un attentat au gaz sarin.

C’est un endroit où l’on avale sans sourciller une culture prémâchée, à coups d’émissions saturées de chroniqueurs qui lisent, qui voient, qui pensent pour nous, où il est complètement envisageable de se faire une opinion de Michel Onfray en trente minutes sans avoir pris la peine d’ouvrir un livre alors qu’en cinq ou six lectures je n’arrive toujours pas à le cerner. Où il est d’autant plus facile de citer Dostoïevski, Nietzsche, Voltaire qu’on ne les a pas lus.

C’est un monde où, le cul vissé sur sa chaise, inapte à toute prise de position courageuse et réfléchie, on peut avoir l’impression fugace, vaine et suffisante d’avoir sauvé le monde de ses turpitudes en signant une énième pétition inutile par mail, parce que c’est beaucoup plus facile, intensément plus confortable que de vraiment partir voir ce qui se passe ailleurs.

Un monde où l’on préfère regarder un film doublé parce que c’est tellement contraignant de lire les sous-titres d’un film en VO, quitte à y perdre quelques subtilités, une respiration, une intonation, un flottement qu’un acteur déclassé aura pris soin de ne pas retransmettre au doublage.

Un monde dans lequel les convictions sont tellement frileuses que l’on continue de dévaliser H&M en pleurant sur le sort des ouvriers textiles du Bangladesh. Où l’on s’émeut du sort d’un chaton maltraité mais où l’on consomme avidement chaque année, avec une régularité de tueurs en série, un mauvais foie gras à bas prix qui nécessite le gavage violent, barbare d’animaux qui ne voient jamais le jour et qui grandissent le bec dans le cul d’un autre pour satisfaire l’appétit capricieux de millions de consommateurs pathétiques.

Un pays où 850 000 personnes s’aspergent de J’adore de Dior, ce parfum hyper formaté et nauséabond que dégueulent inlassablement les petites usines LVMH, bien trop contentes de n’avoir affaire qu’à une armée de légumes mous sans cervelle, intubés à une propagande publicitaire qui n’a pas vraiment besoin d’être subtile vu la médiocrité du sens critique commun qui croit encore pouvoir se forger un réelle lucidité en regardant Zone Interdite.

On souffre déjà de cette paresse intellectuelle, de cette apathie du neurone : le cinéma ne produit presque plus que des films stériles et abrutissants pour remplir ses salles, les librairies débordent de romans bâclés et mal écrits, Nestlé, Monsanto et les partis politiques ne connaissent pas la crise, le lobbying a de beaux jours devant lui.

Il suffirait pourtant de se débrancher, de lâcher son Candy Crush, d’ouvrir un livre plutôt qu’une application débile, et de quitter les sentiers battus pour s’apercevoir qu’on peut rouvrir les yeux.

Dans mon monde, on dévaliserait les librairies plutôt que les banques, on déciderait d’apprendre le latin à 40 ans comme Léonard de Vinci pour mieux lire les Anciens, on lirait des livres d’auteurs morts, d’auteurs vivants, et pas seulement ceux des têtes de gondole de la Fnac et de chez Ruquier, on pousserait la porte d’expos non conseillées par Télérama. On saurait détricoter un mauvais discours politique parce qu’on aurait accumulé les armes pour y faire face, parce qu’on aurait passé plus de temps à y réfléchir qu’à s’abrutir sur les réseaux sociaux.

Dans mon monde, on brûlerait Candy Crush.

Mary Poppins.

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