jeudi 21 mai 2015

Les mots d'Artaud !

L’exécration du père - mère, dessin d'Antonin Artaud
Mieux qu’Emmanuel Todd, Antonin Artaud !

Plutôt qu’écraser les élites, il faut d’abord les comprendre, et pour les comprendre il faut les définir.

Le monde moderne, en pleine déroute spirituellement parlant, et d’autant plus qu’il hait justement le spirituel tout entier, doit, s’il veut recouvrer la paix, rétablir l’équilibre entre les deux mouvements de fond par lesquels on manifeste, et pour cela tête et mains se valent, une activité et un dynamisme identiques dont l’égalisation compose l’homme complet.

Et de même qu’il y a dans le monde présent une formidable mésintelligence entre les facultés opposées de l’esprit et de la matière, de même il y a émulation, ou
plutôt rivalité entre le travail des mains et celui de la tête. Les élites, on ne peut le nier, ne jouissent d’aucun crédit dans la société d’aujourd’hui. La grande masse humaine ne s’intéresse pas aux travaux de l’esprit et il ne serait pas exagéré d’affirmer qu’on s’apprête à réduire à la famine ceux qui, avec un désintéressement qui fut en d’autres temps mieux reconnu, font profession de se livrer au pur travail de la pensée.

Mais avant de réduire les intellectuels à la famine, avant de briser les élites qui font la gloire d’une société, et surtout la font durer, la société devrait au moins tenter un effort pour se rapprocher de ces élites, c’est-à-dire pour les comprendre.

Un homme éminent à qui je me plaignais de la triste situation où sont tombés les artistes en France m’a répondu :
« Que voulez-vous ? Dans notre monde, les artistes sont faits pour mourir sur un tas de paille, quand ce n’est pas la paille d’un cachot. »
Je lui répliquai qu’il y a eut des époques où l’on donnait aux artistes la place qui leur revenait, c’est-à-dire la première, et où la société avait à cœur de leur procurer, et même au delà du nécessaire, les moyen de subsister.

Que l’argent soit devenu ce qu’il est aujourd’hui, - une sorte de force majeure et, pourrait-on dire, une pierre de touche de la vie, - bien, mais c’est un fait, non une loi d’évidence. Et ce n’est pas parce que les choses sont ainsi qu’on doit les accepter telles quelles. Il y a beaucoup de raisons et de très haute pour entamer une transformation.

A quoi servent alors les révolutions sinon à rétablir l’équilibre social et à injecter un peu de justice dans l’injustice de la vie ? Au fond de cette rivalité, de cette lutte entre les forces antagoniques de l’esprit et de la matière, on trouve une erreur de conception qui appartient en propre au monde moderne : je veux dire que d’autres siècles l’ont ignorée.

Si dans le monde capitalisme moderne qui met l’argent au-dessus de tout, il y a, on ne peut le nier, un mépris caractéristique des élites qui masque à son tour la haine que toute vraie supériorité inspire, c’est justement parce que le monde moderne prête aux élites une réalité, une existence qu’elles n’ont pas.

Ceux qui travaillent de leurs mains ont oublié qu’ils ont une tête, et ceux qui travaillent de la tête s’attristent généralement, s’en croyant diminués, quand il leur faut travailler de leurs mains.

On s’explique, dans ces conditions, le mépris que ressentent les masses communistes pour les activités gratuites de l’esprit. C’est parce qu’il méprise les travaux de l’esprit que le monde moderne est en pleine déroute ; on peut même affirmer qu’il a perdu l’esprit ; et l’esprit, d’être en rupture avec la vie, est à son tour devenu inutile. Que les élites cessent de croire en leur supériorité, qu’elles acquièrent une humilité salutaire, qu’elles rendent à l’esprit son ancienne fonction d’organe, qu’elles montrent les travaux de l’intelligence sous un aspect avantageusement matériel, et comme par enchantement cessera cette guerre imbécile entre les raffinement somptuaires de l’esprit et le travail des mains qui est sans valeur s’il n’est pas régi par la logique de la tête.

Qu’on le veuille ou non, les élites sont ce lest, ce contrepoids souverain qui permet à la vie de se maintenir droite.

Antonin Artaud, Messages Révolutionnaires, La fausse supériorité des élites

NB : les « élites » dont parlait Artaud en ce temps-là étaient les véritables artistes, chercheurs, n’y voyait surtout pas une quelconque similitude avec les chroniqueurs, journalistes et autres philosophes télévisuels actuels qui nous pourrissent l’esprit à longueur de journées. Mais pensez plutôt aux écrivains, peintres et autres musiciens rares dans nos médias... 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire